Source: Les Allumés du Jazz No 4 - 4ème trimestre 2000 [all.jazz@wanadoo.fr]

Annick Nozati, la voix humaine

Le 7 juillet 2000, la chanteuse Annick Nozati décédait suite à une grave maladie. Ce texte qu'elle avait écrit dans la revue Jazz Ensuite en octobre 1983 prend aujourd'hui un relief particulier.

 

  Je ne "chante pas pour passer le temps qui me reste à vivre". Je chante ce temps de toute urgence pour vivre. Pour trouver le chemin du chant, j'ai d'abord hurlé, gueulé, crié, du plus profond de mon corps, du plus douloureux. J'ai attrapé le vertige et c'est pourtant là que j'ai trouvé le plaisir et la paix pour la première fois dans des formes physiques, intellectuelles, morales. Ecouter, être entendu, être en harmonie dans un milieu qui vous accepte et qu'on comprend, voilà ce que je goûtais. Par le chant et la musique, grâce aux amis musiciens que je découvrais, en particulier dans le jazz. Ce que j'exprime en chantant est trop complexe pour que je puisse le définir par des mots. J'ai longtemps écrit des textes mais j'ai fait un choix où j'ai compris que je devais étudier avec autant de passion et de profondeur, la poésie, la musique, leurs règles sous les aspects les plus larges et la pratique de l'improvisation. J'ai choisi la voix et l'improvisation. C'est-à-dire vivre en direct une expérience, l'exprimer vocalement à partir des sensations physiques, émotionnelles, des réactions psychologiques conscientes et inconscientes et même d'appels spirituels que chaque rencontre ou solo provoquent et suivant des formes et des structures qui s'appuient sur des règles musicales que l'on invente sans cesse, qui s'affinent et se renouvellent pour former une écriture sensible, en mouvement, conforme à l'instant vécu. C'est la même démarche que celle qui correspond à l'écriture sur papier, mais les différentes opérations, perception, analyse, construction, expression, réception et réaction des auditeurs sont instantanées, essentielles, rapides et ne se renouvelleront jamais dans les mêmes formes.

Etre présent à l'amour, évoquer la haine, partager le bouillonnement de la vie qui nous anime, nous déchire - la séparation, la mort s'éveillent -, oser montrer ses peurs, ses contradictions, ses joies, ses difficultés de création, ses difficultés d'être tout simplement. Voilà ce que je chante, entre la chute et l'espoir, les rires et les pleurs, ce qui me tourmente et m'appelle de tout mon être. Il en résulte un chant bizarre, formé de sons variés, qui s'appuie sur des forces différentes ou qui circule suivant l'impression que je veux donner. Sons gutturaux, sons lyriques, doubles sons, sons soufflés, murmures, chuintements, sons exprimés dans l'extrême tension, sons résonnant dans le corps, sons harmoniques, sons filés, trilles, "tyroliennes". Tous ces sons que je chante et cultive correspondent à une recherche expressive et leur organisation à une démarche musicale qui seraient le reflet de sentiments justes dans un corps sensible comme un bel instrument de lutherie qui vibre et fait frissonner sous l'influence des mouvements que lui impose l'instrumentiste et qui varient suivant sa technique, sa poésie, son intelligence, ses désirs, son goût, ses choix du beau et du laid. Le chanteur est en même temps instrument et instrumentiste. Il est à la fois responsable de l'outil et de sa fabrication et de la façon dont il en joue, que ce soit pour imposer ou interpréter un air classique, une chanson ou un blues - vaste sujet pour l'enseignement. Je ne m'intéresse à la voix que comme reflet subtil de la personne. La voix sort d'instinct, chez tous les êtres vivants bien portants, avec force et conviction et s'organise peu à peu en langage de communication privilégié. Elle peut très vite s'éteindre dans son expression sensible jusqu'à n'être que le véhicule de mots coupés de ses racines corporelles, émotionnelles, reflet d'une défaite vitale, d'un corps malade et d'une pensée qui souffre ou souffrira. Un jour, il s'est passé quelque chose de grave et la voix témoigne de cette souffrance par sa platitude ou sa dysharmonie. On peut travailler sur ce terrain, favoriser l'expression, la rendre moins douloureuse, l'enrichir. Ce n'est pas mon travail.

Beaucoup de gens viennent me voir pour chanter, pour leur plaisir. Mais ils ne connaissent pas le lieu de leur plaisir et même peut-être ce qu'est leur plaisir. Alors, on travaille d'abord sur l'éveil du plaisir oral, du son, sentir un son, le goûter, le palper, le voir, le transformer en le modelant, c'est un travail difficile qui semble d'abord très libre et sans contrainte. En fait, il place les gens devant leur réel désir de travailler sur cette matière car il engage totalement la personne dans une recherche qui peut l'entraîner là où elle ne rêvait pas d'aller. C'est-à-dire le travail, la discipline, la répétition d'improvisation vocale ne peut supporter d'être entendue que si elle reflète une intelligence de la musique et alors vive les variations et les voltiges, ou qu'elle exprime des sentiments et des mouvements forts. Le mieux est évidemment de jongler avec les notes et le temps, en se servant d'une longue palette vocale pour dire quelque chose qui éveille celui qui écoute, régale ses sens, transporte ses pensées dans le rêve ou la réflexion. J'enseigne comme je chante : de toute urgence, pour dire que si on veut partager, c'est le meilleur qu'on doit donner et que chanter est une aventure primordiale qui supporte mal les mièvreries et les complaisances, les à peu près, le manque de curiosité, le manque de travail.

C'est une aventure extrêmement urgente et pourtant très lente car elle dure toute la vie quel que soit le style de réalisation choisi.

Annick Nozati.

Les Allumés du Jazz No 4 - 4ème trimestre 2000